
Jamais Renoncer, telle est ma devise
Comment a commencé votre carrière professionnelle ?
Bernard Magrez : J’ai débuté dans la vie avec pour seul et unique diplôme un certificat d’aptitude professionnelle de scieur de bois obtenu à Bagnères-de-Luchon, dans une école destinée aux jeunes ayant du mal à s’adapter au système scolaire classique.
Qui vous a mis le pied à l’étrier ?
A l’âge de dix-huit ans, Jean Cordier, m’a pris sous son aile. Il était propriétaire de plusieurs châteaux et négociant en vin. J’ai commencé par travailler au chai, j’ai tout appris, et au bout de deux ans j’ai intégré les bureaux. Mais je suis vite entré en conflit avec d’autres employés...
Que s’est-il passé ?
Jean Cordier m’avait demandé de vérifier que l’argent de la société était bien dépensé. J’ai voulu trop bien faire. J’ai bousculé la hiérarchie et en particulier deux Directeurs de l’entreprise qui s’en sont plaints. Un soir, M. Cordier m’a appelé dans son bureau et m’a gentiment demandé de chercher du travail ailleurs. Ce fut un gros revers pour moi, mais aussi une chance.
D’autres personnes vous ont aidé...
Un banquier de Jean Cordier, un certain M. Poitevin, m’a convoqué et m’a dit que ce qui m’arrivait était injuste. Ce même banquier avait commencé tout en bas de l’échelle comme saute-ruisseau, un peu comme moi à l’époque où nous nous sommes rencontrés.
Que vous a-t-il proposé ?
Il m’a expliqué que deux de ses clients, Jean et Pierre Greloud, propriétaires d’une toute petite entreprise qui vendait du vin de Porto, cherchaient quelqu’un pour leur succéder. Cela me tentait mais je n’avais pas d’argent. Grâce à M. Poitevin, le Crédit Commercial de France m’a prêté la somme nécessaire à l’achat de cette société. Cette entreprise faisait un chiffre d’affaire de 220 000 anciens francs, ce n’était pas une multinationale, nous étions 3 dans l’entreprise.
Quel fut votre premier geste fort ?
J’ai vite changé le nom de la société. Greloud est devenu William Pitters : cela sonnait plus anglais, à cette époque les anglais avaient une forte influence sur le marché des vins de Bordeaux. D’abord, je l’avais appelé Pitters, puis aux jeux olympiques de cette époque, une nageuse américaine comme Kelly dans le ski, avait raflé toutes les médailles, elle s’appelait Esther William. Va pour William Pitters, un prénom qui gagne.

La reprise de cette entreprise fut-elle facile ?
J’avais une énergie folle. Sauf que je ne connaissais rien à la gestion. Alors j’ai suivi des cours du soir à la faculté de Bordeaux. Cours qui étaient réservés aux adultes.
Et peu après, en 1962, vous vous êtes rendu aux États-Unis…
Oui, on m’a parlé d’un voyage d’étude aux États-Unis pour rencontrer Bernardo Trujillo, économiste et premier théoricien de la grande distribution. Je me suis retrouvé dans l’avion avec Marcel Fournier, le créateur de Carrefour, Jean Cam des magasins Rallye et Gérard Mulliez qui a fondé Auchan. En rentrant en France, j’ai demandé à Marcel Fournier de vendre mon porto dans ses Hypermarchés. Il m’a rendu un service formidable qui m’a donné confiance.
Avez-vous diversifié votre offre ?
J’ai innové en créant le whisky William Peel, puis les punchs préparés, les tequilas San Jose. Je me suis parfois inspiré de ce que faisaient des entreprises américaines. Il y eut le succès des vins Malesan, du Sidi Brahim… Bien plus tard j’ai acquis les grands crus classés de Bordeaux. J’ai fait l’acquisition des 4.5% qui étaient à vendre dans le Château Pape Clément et peu à peu je suis monté à 100%.

Durant toutes ces années, quel fut votre moteur ?
Je voulais m’en sortir. Je partais de très bas, j’avais été traité de bon à rien par mon père et je voulais lui démontrer qu’il s’était trompé. D’un point de vue plus entrepreneurial, mon autre moteur a toujours résidé dans cette volonté permanente de comprendre les désirs conscients mais aussi inconscients des consommateurs vins et spiritueux. Et de traduire cela par des offres assez souvent gagnantes.
Tout cela implique de grandes prises de risques…
Il faut faire des paris. J’en ai gagné, j’en ai perdu aussi. Mais si vous restez alité, vous ne ferez jamais grand-chose. Une entreprise, c’est comme une bicyclette, si elle n’avance pas, elle tombe. J’ai rencontré de nombreux vents contraires car ma famille n’a rien à voir avec le vin. A Bordeaux c’est pénalisant et la tempérance n’est pas ma première qualité.
Votre carrière fut-elle solitaire ?
Elle fut solitaire à 70% et réalisée en équipe pour les 30% restants. Si vous avez confiance en vous, vous tenez vous-même les rênes de l’entreprise et par chance mes collaborateurs suivent.
En faisant le bilan de toutes ces années, avez-vous des regrets ?
Je considère que j’aurais pu faire mieux. J’aurais pu développer plus vite mon entreprise à l’export. Mais il a fallu que j’attende de posséder les grands crus classés pour enfin donner une dimension économique internationale à mon activité. Aujourd’hui, je réalise 80% de mon chiffre d’affaires à l’export.
Quels conseils donneriez-vous à un jeune entrepreneur ?
Il faut toujours envisager une situation économique sous tous ses aspects, afin de rendre la décision la plus efficace. Ce n’est pas toujours facile, mais ça évite les erreurs coûteuses et surtout ne jamais renoncer.
Et sur un plan plus général, que lui recommanderiez-vous ?
Je pense que la passion saine et permanente pour son activité, pour son métier, est un terrain propice à l’intuition. Enfin, il faut aimer la vie, être bien conscient des satisfactions que l’on a eu et savoir qu’elles peuvent revenir. C’est un vrai confort mental qui vous aide à aller vers des succès de toute nature.